Histoire du laboratoire Kastler Brossel

L’extension à Jussieu et la révolution des lasers accordables

Dès le début des années cinquante, Il devenait évident que la faculté des sciences ne pourrait plus accueillir dans les locaux de la vieille Sorbonne le nombre croissant des étudiants de l’après-guerre. La première solution retenue fut de construire sur pilotis – au-dessus des circulations intérieures de la Halle aux vins – les deux grandes barres de béton qui dominaient le quai Saint-Bernard et la rue Cuvier. Le résultat s’avéra rapidement insuffisant. La décision fut alors prise d’expulser marchands et stocks de vin, afin de construire sur l’ensemble du quadrilatère. On y posa le bâtiment métallique de la nouvelle Halle aux sciences, avec une tour centrale de 24 étages. Cette construction fut démarrée par le doyen Zamansky et dura plusieurs années. La première tranche des locaux d’enseignement fut disponible dès 1966, suivi par les laboratoires de recherche en 1967. Les professeurs Kastler et Brossel se virent attribuer une surface d’environ mille mètres carrés, d’un seul tenant, comparable au total des bureaux et salles dispersés dont ils disposaient à la rue Lhomond.

On désemplit la rue Lhomond en emménageant à Jussieu, au premier étage de la tour 12. En question, plusieurs assemblages dont l’encombrant montage de Robert Romestain avec le gros aimant Varian hérité de Jean Margerie. S’y ajouta le matériel de fabrication des tubes pour collisions électroniques, hérité de Jean-Claude Pebay-Péroula et utilisé par Jean-Pierre Descoubes. Trois nouvelles équipes s’y installaient également, celles de Jean Pierre Descoubes et de Alain Omont (ils terminaient justement leur thèse d’état). Ils embaucheront Michèle Glass et Lucile Julien d’une part, et Jean-Claude Gay d’autre part. Il y eut ensuite celle de Bernard Cagnac revenant d’Orsay avec son banc de pompage et son souffleur de verre Guy Flory. Il soulagea un peu le travail de Jean Brossel bien qu’il continua à effectuer les remplissages de cellules les plus délicats. Peu de temps après, venait s’adjoindre la nouvelle équipe de Jean-Claude Lehmann. Il revenait de son service en coopération avec le projet de pomper les molécules en utilisant celles, parmi leurs très nombreuses raies spectrales, qui tombaient en coïncidence avec des raies lasers existantes. Il embauchera Gérard Gouédard, Michel Broyer et Jacques Vigué.

L’explosion étudiante de 1968 et l’envahissement jour et nuit des locaux de Jussieu ne simplifia pas la vie, mais fut finalement de courte durée (environ deux mois). L’année 1969, par contre, fut bien occupée par la reconstruction des universités nouvelles et la séparation des locaux et du matériel de Jussieu entre les deux universités distinctes Paris VI et Paris VII. Les choses reprirent ensuite leur cours normal. L’unité du laboratoire se manifesta de nombreuses fois, au cours des années suivantes, par des échanges de personnels ou de matériels entre les deux implantations. C’est ainsi que l’on vit arriver à Jussieu Elisabeth Giacobino, Jean-Pierre Faroux, Michel Pinard, et Claude Fabre. Puis, plus tard, ce furent Nicolas Billy, Serge Reynaud, Antoine Heidmann et Jean-Michel Courty. Inversement en 1978-79 c’était toute l’équipe de pompage optique des molécules (Lehmann, Broyer, Vigué, Gouédard) qui ‘remontait’ des bords de la Seine à la rue Lhomond, au sommet de la colline Sainte-Geneviève.

Ce gain d’espace n’était pas inutile pour contenir la croissance du groupe. Mais ce qui eut une conséquence beaucoup plus importante, en changeant profondément les thèmes de recherche du Laboratoire, c’est l’arrivée en 1970 des premiers lasers accordables en longueur d’onde. Sans doute fallut-il un certain temps pour que la gamme des longueurs d’onde disponibles s’élargisse, et parvienne à couvrir à peu près la totalité du spectre. Sans doute fallut-il aussi un gros travail technique dans les diverses équipes pour mettre au point, voire construire entièrement (cf. François Biraben) ces nouveaux appareils, et apprendre à contrôler leurs longueurs d’onde. Mais en quelques années le laboratoire fut profondément renouvelé. Paradoxalement, c’est au moment même où les pionniers des lasers dans le laboratoire (Decomps, Dumont, Ducloy) essaiment à l’université Paris-Nord, à Saint-Denis (puis à Villetaneuse, où ils entraîneront par la suite J.P. Descoubes) que toutes les autres équipes vont s’y mettre. Cette transformation est à peu près achevée au milieu des années soixante dix ; en voilà le résultat :

L’équipe Cohen-Tannoudji (avec Jacques Dupont-Roc et Serge Reynaud) après avoir « habillé » les atomes, sous toutes leurs coutures, avec des ondes de radiofréquence intenses, commence à les « habiller » d’ondes laser intense, ce qui lui permettra bientôt de débrouiller les problèmes du triplet de fluorescence ; en attendant de se consacrer ensuite au ralentissement et au piégeage d’atomes, avec Jean Dalibard,.Antoine Heidmann et Alain Aspect (qui quitte provisoirement l’Institut d’Optique , après sa thèse sur les corrélations quantiques de photons en 1983 ). A la même époque, la nomination de Claude Cohen au Collège de France (1974) lui permet d’élargir à l’extérieur du laboratoire son rôle moteur essentiel dans la compréhension théorique des interactions entre photons et atomes (qui conduira aux deux tomes « Photons et Atomes », rédigés avec J. Dupont-Roc et G. Grynberg).

Marie-Anne Bouchiat achève l’étude des molécules de Van der Waals dans la relaxation des alcalins, et prépare son expérience sur la violation de parité, grâce à l’excitation laser de raies fortement interdites, où elle entraînera encore Lionel Pottier, et plus tard Jocelyne Guéna et Philippe Jacquier. Cette expérience conduira à mesurer en 1982 l’effet des interactions faibles dans les atomes.

La nouvelle équipe Haroche (après son retour des USA : avec Jean-Claude Fabre et Michel Gross ; et plus tard Jean-Michel Raimond) utilise deux lasers impulsionnels puissants pour fabriquer, dans une excitation par échelon, des états de Rydberg, qui émettent des battements quantiques. Plus tard, de judicieux transferts de moment cinétique, dans des champs appropriés, permettront de créer des états de Rydberg circulaires de durées de vie relativement longues, utilisés pour créer des photons uniques dans les cavités micro-onde, qu’ils traversent un par un, et réaliser des phénomènes d’intrication quantique.

L’équipe Laloë – Leduc (avec Michel Pinard, Valérie Lefèvre ; et plus tard Pierre-Jean Nacher) a commencé d’utiliser un laser pour orienter certains noyaux de gaz rares, et s’apprête à mettre au point le laser à 1,08 µm qui leur permettra bientôt de substantiels progrès avec l’hélium, et de passer à l’étude des fluides quantiques. La qualité des signaux fournis par l’hélium fortement polarisé conduira aussi à des applications médicales, pour les diagnostiques pulmonaires (-> note 7), en collaboration avec le groupe d’Otten de Mayence.

L’équipe Cagnac – Grynberg – Biraben (auxquels viendra se joindre Elisabeth Giacobino ; et plus tard Lucile Julien ) utilise l’exaltation du champ d’un laser continu (-> note 8), à l’intérieur d’une cavité Pérot-Fabry, pour observer les raies très fines des transitions à deux photons sans élargissement Doppler, qui seront utilisées bientôt dans l’hydrogène pour mesurer la constante de Rydberg avec onze chiffres significatifs.

L’équipe Omont – Gay utilise un laser pour étendre au sodium l’étude des collisions de Holtsmark commencée sur le mercure (mais Alain Omont lui-même essaimera en 1977 vers Grenoble pour se consacrer à l’astrophysique).

Nous rappelons encore, pour mémoire, les trois équipes qui avaient déjà débuté avec les lasers quand ils n’étaient pas encore accordables :
L’équipe de pompage des molécules de J.C. Lehmann ; avec Broyer, Vigué et Gouédard. et les deux équipes distinctes de diffusion de lumière :
– Dans les gaz comprimés et les liquides, avec Pierre Lallemand, et Catherine Allain-Demoulin.

Sur les interfaces, avec Jacques Meunier, Dominique Langevin, et Anne-Marie Cazabat (que Marie-Anne va abandonner pour se consacrer à la violation de parité).

 

Construction de la faculté des sciences de Paris, caves de la Halle aux vins.

Crédit photo : Archives UPMC 1Fi65. © Archives UPMC

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