La croissance du groupe dans les années soixante

Il faut se souvenir qu’à cette époque la quasi-totalité des supports financiers existant pour préparer la thèse d’état (en tant que stagiaires de recherche CNRS ou d’assistants d’université) étaient temporaires et sans promotion possible ; et les nouveaux docteurs devaient rechercher un poste ailleurs après leur thèse (cet état de chose sera changé plus tard avec la création des thèses de 3ème cycle et des poste de Maîtres Assistants). A cela s’ajoutait, pour les universités, la tradition séculaire d’une première nomination de professeur en province avant de pouvoir postuler à Paris. C’est ainsi que les cinq premiers docteurs cités, jusqu’en 1960, quittaient le laboratoire après la fin de leur thèse.

Mais, dès le début des années soixante, se produit un phénomène nouveau, qui va puissamment contribuer au développement du groupe : c’est l’augmentation des créations de postes de chercheurs au CNRS et d’enseignants dans les universités. (Il faut faire face au changement de société qui va conduire en masse aux études universitaires les enfants des classes moyennes, et encadrer les générations plus nombreuses de l’après-libération). Claude Cohen-Tannoudji et Marie-Anne Bouchiat seront les deux premiers à profiter de ce phénomène, qui leur permet d’obtenir après leur thèse un poste stable sur place, au laboratoire.

Ainsi Claude et Marie-Anne vont prendre en charge de jeunes « tricyclistes » ou des thésards d’état après leur troisième cycle, et assurer la supervision de leur travail, qui ne dépendra plus directement de Jean Brossel. C’est le début d’une structuration en équipes, qui deviendra systématique à la fin des années soixante, et au début des années soixante-dix.

Beaucoup des études poursuivies sont encore dans la continuité des premières études : double résonance, pompage, relaxation dans tous les types de collisions, croisements de niveaux. Dans le prolongement des méthodes de bombardement électronique (de Pébay-Péroula et Descoubes), par exemple, on essayera un bombardement ionique, où les projectiles beaucoup plus lourds sont, de ce fait, beaucoup moins perturbés par les champs magnétiques (Jean-Pierre Faroux avec Claire Lhuillier et Nicolas Billy)

Cependant c’est dans la seconde moitié des années soixante que l’on voit s’amorcer une diversification des sujets de recherche avec l’utilisation des lasers pour effectuer un pompage optique cohérent (Bernard Decomps et Michel Dumont, qui construisaient eux-même leurs lasers Hélium-Néon), et pour des études de diffusion (Marie-Anne, et Pierre Lallemand revenant des U.S. en 1966 avec sa thèse, préparée chez Bloembergen).

 

Le point d’orgue de cette époque est, bien sûr, l’année 1966 avec l’attribution du prix Nobel à Alfred Kastler. C’est pour tous les membres du laboratoire une grande joie ; celle de Kastler est tempérée par son regret que le jury Nobel n’ait pas compris l’indiscernabilité ; ou plutôt la « non-séparabilité » des deux responsables du laboratoire durant ces quinze années de collaboration et n’ait pas associé le nom de Brossel au sien. Il le répétera en maintes occasions, publiques ou privées, avec un accent de sincérité excluant tout soupçon de fausse modestie.

Quelques jours après l’annonce du prix Nobel, Kastler organise à nouveau une séance de photographie collective. Mais la petite salle utilisée en 1956 est bien trop petite maintenant ; et il faut serrer tout le monde sur le large perron d’entrée du bâtiment de la rue Lhomond. Ce sont en effet trente personnes qui entourent maintenant Kastler et Brossel, dont une dizaine d’ingénieurs et techniciens et une vingtaine de physiciens. Seuls manquent sur cette photographie trois absents : Jean-Claude Lehmann (dont la thèse est à son achèvement), Jacques Meunier et Michèle Glass-Maujean, qui font partie des plus jeunes.

C’est une population jeune dans l’ensemble : sur cette vingtaine de physiciens ou physiciennes, trois seulement sont déjà docteurs d’état (C. Cohen-Tannouji, M.A. Bouchiat, et B. Cagnac qui revient au laboratoire après cinq ans d’« exil » à Orsay). Si l’on excepte quatre jeunes « tricyclistes » (Haroche, Ducloy, Dupont-Roc, Pottier) la grosse majorité est en cours de thèse d’état (dont deux proches de l’achèvement : J.P. Descoubes et F. Hartmann) bien que certains soient déjà docteurs de troisième cycle, puisque les thèses de troisième cycle ont commencé à remplacer les diplômes d’études supérieures à partir de 1960.

De gauche à droite : F. Laloë, C. Cohen Tannoudji, A. Kastler, S. Haroche, J. Brossel. En haut à droite : A. Omont

Sur la vingtaine de thésards (d’état ou de troisième cycle) travaillant au laboratoire en 1966 une petite moitié environ essaimera après la thèse d’état vers Orsay (Françoise Grossetête), Nice (Nicole Polonsky-Ostrovsky), Grenoble (Hartmann, puis Romestain), ou Paris-Nord (Decomps, Dumont, Ducloy ensembles en 1973,et plus tard Barbé), tandis qu’une grosse moitié restera plus longtemps au laboratoire, assurant l’encadrement des nouveaux et la transmission des savoirs et techniques acquis en cours de thèse. Mais d’autres essaimages se produiront par la suite en fonction de l’évolution des thèmes de recherche ; et seul un tiers de ces thésards fait encore partie du laboratoire en l’an 2000. C’est une situation bien différente de celle des premières années (jusqu’en 1960) : on est passé du taux d’essaimage de 100% à un taux voisin de 45% après thèse, mais atteignant 70% à plus long terme. Quel est le taux d’essaimage souhaitable pour assurer la continuité du savoir acquis, sans tomber dans les dangers d‘une trop forte consanguinité ?

L’agitation trop forte entraînée par le prix Nobel conduisit durant l’année suivante (1967) à une conséquence néfaste, heureusement passagère. Kastler fut momentanément victime de cette bienveillante disponibilité à tous, qui était une des caractéristiques de sa personnalité. Son exquise politesse, en effet, n’offrait aucun barrage à la meute des journalistes ou des organisateurs de réunions diverses, qui venaient le solliciter, le surcharger, et le conduisirent à un certain épuisement.

Pour réduire cette surcharge, Kastler décidait, malgré sa passion pour l’enseignement, de quitter son poste de professeur à l’université pour un poste de directeur de recherche au CNRS à partir du 1er octobre 1968. Et c’est ainsi que Kastler ne fera jamais ses derniers cours (de thermodynamique, cette année-là) à l’université. Lorsque, après Pâques 68, il rentre d’une tournée scientifique à l’étranger, pour reprendre ses derniers cours, c’est déjà le mois de mai et la révolution étudiante. Kastler réussira néanmoins le tour de force d’obtenir un calme attentif et serein, dans un amphi survolté et surpeuplé à craquer, pour projeter la photo de la tombe de Boltzmann au cimetière de Vienne, en illustration de son dernier message sur le rôle et les valeurs de la science ; un moment de répit dans l’agitation universitaire de 1968. Il est certain que ce « tour de force » n’eût pas été possible sans l’engagement reconnu de Kastler pour défendre les grandes causes et les valeurs de notre société.